Ce qu’il y a de moi dans le lit de la chambre 218 d’une clinique sans que je puisse me lever. La journée s’étire avec un goût d’eau tiède. L’heure faiblit sous le néon et une voix ramène l’infirmière du jour comment ça va ?
Ce que l’on avale de médicaments jusqu’à l’emportement aux voix rassurantes du tout va bien se passer. Les yeux questionnent le mouvement des blouses blanches jusqu’à l’inimaginable de ces mains qui vont m’ouvrir. Des hommes, des femmes dans un froufrou de tissu jetable avec le sérieux de l’action, un regard, quelques mots et déjà l’effet voulu. Soi qui ne s’endort pas mais disparaît dans le tranchant net de l’instant, puis la réapparition dans un temps d’après avec une lumière ronde au plafond et un visage aux cheveux cachés qui demande si tout va bien ?
Le soulagement d’être là sans aucun souvenir de ce qui s’est passé. La douleur plus tard pour seule preuve. On a disparu et réapparu. On s’est donné.
Ce qui reste de soi dans le repli des draps. La fatigue qui s’installe lourdement et chaque partie du corps avec son propre tiraillement, jusqu’au retour du soir qui n’est pas vraiment la fin de la journée mais l’aboutissement d’une suite terne de coups frappés à la porte, de froissements lents contre l’oreiller, d’aller-retour du personnel sous l’éclairage indifférent des chambres. Le sang donné, la tension prise, le pansement montré, les tuyaux qui rattachent à l’extérieur.
L’empâtement des mots dans la bouche qui questionne le corps médical avec une hésitation d’enfant timide. Chaque mot du savoir qui vous emporte vers l’horizon du guérir ou vous cloue, plus profond, dans l’apathie du maintenant. Et soudain le ventre essoré au-dessus de la cuvette avec une main qui soulage la nuque. La veine qui se refuse à l’aiguille. L’urine dans la poche, le sang dans le flacon, et ce qui brûle sous le pansement de la peau recousue. Sa viande qu’on n’ose ni toucher, ni regarder.
L’inquiétude qui se renforce avec l’imperceptible passage du jour à la nuit. Ce qui nous traverse de peur avec de l’humide au coin des yeux. Le roulement des chariots sur le sol plastique, la lumière du couloir qui s’efface derrière la porte, personnel de garde qui vous propose de quoi dormir. L’eau avalée qui ramène au propre goût de sa bouche. La sonnerie des chambres - ailleurs – et l’on ose à son tour le doigt sur le bouton rouge pour trouver auprès de l’infirmière des gestes maternels malgré sa jeunesse. Le lit baissé puis relevé avec le bruissement du moteur électrique. La lumière qui pèse sur les paupières sans les clore. Le tiraillement de la peau autour de la cicatrice et l’épuisement qui vous happe enfin avec la lente apparition du jour. Dormir et baisser la garde.
Le fauteuil de repos qui semble dire à tout à l’heure, la visite qui ouvre la porte avec la fraîcheur du dehors sur les joues et ce qu’il reste d’eux, assis sur le rebord du lit ou sur la chaise rapprochée, dans l’immédiat engourdissement des sens, trop de chaleur. Un bâillement réprimé pendant le alors comment ça va ? Redire ce qui devient une fiction à force d’être répété. Les chocolats offerts qui ramollissent sur la table de chevet étroite et le moment des soins qui oblige à quitter la chambre et de toute façon c’était l’heure de partir.
Dans le livre apporté, une histoire qui a du mal à extirper du présent. Le lointain des télévisions et la promesse d’un gain merveilleux qui s’excite dans la voix d’un animateur. Mordre dans l’orange gardée depuis le midi, et qui ne donne pas le plaisir attendu. La surprise d’une voix d’enfant dans le couloir qui ramène à l’extraordinaire de la vie quotidienne.
Uriner, gazer, saigner, ce qu’il faut mettre de soi dehors et qui d’habitude se tient loin du regard. Aller à la selle, le nouvel horizon qui autorise le manger sans perfusion. Le bleu et le rouge des trous qui accentuent la pâleur et c’est être vivant malgré la sale couleur de la peau. La traversée des couloirs pour faire circuler le sang avec les fourmillements dans le bas-ventre. L’apparition d’une autre douleur à l’horizontal sur un brancard, des cheveux tristes qui dépassent de la couverture. Ne penser rien, s’en tenir à soi. Les chaussons qui frottent sur le sol encore mouillé, les chariots le long des murs avec les plateaux-repas en désordre, les sacs de linge sale et le vrac des produits de nettoyage, parfois une blouse blanche avec un sourire parce que l’on sort bientôt, et disparaît aussitôt dans l’ouverture d’une porte. L’ennui a perdu de l’épaisseur.
Et ce que l’on retrouve de soi dans l’attente du partir, l’audace d’un rouge à lèvres sous la brutalité du néon. Dénouer le lien avec ceux des autres chambres encore recroquevillés sur le territoire occupé de leur corps. Ranger ses affaires, jeter la boîte de chocolats et les journaux froissés. Hésiter devant le verre d’eau tiède, une envie de vin blanc frais qui fait resurgir la vitalité de l’ailleurs. Le dossier médical et la carte vitale dans le sac à main. La chambre vidée qui retrouve l’anonymat et se rend disponible pour un autre corps à guérir. En attendant le médecin pour l’autorisation de sortir, devant la fenêtre entrouverte, réapprendre la fraîcheur du dehors. Un oubli de ciel bleu dans la grisaille de novembre. Soi,ici, comme un intrus.
Dernière mise à jour lundi 8 décembre : Obsession usine ici et Guyotat - ici -
Je me vois écrire - Tentative sonore sur une musique de Frédéric Darricades.
" Tu vas être bien là "
Lumière terne dans la pièce où j'écris pourtant le ciel est changeant. Attire l'orage. J'écris avec le bruit des travaux dans la rue et la station service où régulièrement des conducteurs s'engueulent. J'écris et cela n'avance pas. Quand je sens trop de mou dans ma phrase, je viens me réveiller sur le site d'un tel ou un tel. Découvre celui d'un homme sans réseaux, Jean-Baptiste Monat et cette phrase de lui qui me va : attendre sous la pluie de feu qu'une dent pousse. Il habite Lyon et sera sur la scène Poétique de la Part-Dieu le 16 juin et moi, je serai à Paris au Marché de la poésie pour présenter le livre Sublime Obscène dans une des nombreuses petites cabanes qui sont mises à disposition des poètes, à qui l'on demande de plus en plus de faire spectacle. Donc je n'entendrai pas la voix de JB Monat, mais peut-être qu'aujourd'hui, regardons-nous avec la même mollesse ce ciel qui ne vient pas. En attendant le miracle du vivant, il est l'heure de retourner à ce qui ne s'écrit pas.
5 jours de marche et d'écriture. 5 jours à clore les oreilles et les yeux à ce qui nous ramène à la boue des puissants, et tenter de voir autre chose pour rester furieusement vivant. Le texte de Jean-Pierre Spilmont qui tient une place singulière et forte dans cette avancée : Parfois, cela peut commencer par un regard / Celui que l'on porte sur ces gens / qui marchent doucement / et qui abandonnent derrière eux / des morceaux de phrases / Des mots qui se perdent au fur et à mesure / que s'éloignent les voix.
Et c'est comme si des paroles / flottaient encore dans l'air / longtemps après leur passage / s'entrecroisaient, se mêlaient à d'autres voix / pour que l'on puisse cueillir / tous les mots abandonnés et les confondre / les enchevêtrer, les combiner entre eux / pour inventer une histoire.
24 élèves dont je ne sais rien. Une classe. Une classe en bac pro. Vénissieux, lycée professionnel Marc Séguin. Des hommes, des jeunes hommes, des élèves. Et le bruit. Leur bruit. Agitation. Avec moi leur professeur et la documentaliste. Dehors le brouillard. Dedans la classe. Mouvement des bras, des têtes, des bouches, des tables. Le mouvement de la vie ? S’asseoir – faire groupe. Se relever. Parler de moi. Parler de mon travail d’écrivain. Partager. Exister au milieu d’eux. Parfois ils m’écoutent, ils me suivent. Puis leurs yeux me quittent. Pas tous les yeux mais suffisamment pour que le mouvement redevienne agitation. Eux – moi – chacun d’eux. Une classe. Parler à la classe. Parler à chacun. Pas facile. Dire. Me dire. Leur dire. Raconter l’écriture. Raconter l’usine. Raconter le père, la mère, les frères, l’alcool. ça écoute. Ma vie n’est pas la leur, mais ma vie peut rencontrer la leur. Je veux croire au partage. Je crois au partage ! Envie d’en savoir plus. De eux. De la classe. De chacun. Agitation, mouvement, bavardages … où sont-ils ? Placer ma voix. Mon histoire. Moi une femme, écrivain.Écrire j’y crois. Écrire m’a ouvert les yeux, m’a ouvert le monde. Écrire pour échapper à ma condition. Écrire pour exister. Et eux, ils croient en quoi ? Eux, la classe qui est un tout qui n’est pas chacun. Visages si différents et celui qui dit dans l’agitation : l’usine j’ai pas envie d’y travailler. ça peut se comprendre. Le père non plus, les frères non plus ne voulaient pas travailler à l’usine. Eux que veulent-ils ? Que peuvent-ils ? Je ne sais pas. L’écriture pour élargir l’horizon. Pour quitter l’entonnoir des préjugés.
Alors je leur dis Vous êtes mon avenir, mais savent-ils combien je prends cette phrase au sérieux ?
Écrire comme l'on récupère des miettes de pain sur la table. La main qui nettoie sans réfléchir, puis le geste jusqu'à la bouche et le goût fade du pain sur la langue. Quelque chose d'un peu décevant, mais qui nous relie à une histoire ancienne dont on a perdu l'origine.