[le site de Fabienne Swiatly ]

C'est l'ecchymose, douleur qui s'efface.

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3 - Tôt le matin, je pars faire des photos du port pétrolier de Lavéra - Martigues. Il est à peine huit heure mais l'odeur est insupportable. Lourde, tenace. Je n'ose imaginer ce que cela donnera dans quelques heures avec la chaleur de l'après-midi. Je longe les grillages, intrigue les camionneurs qui me klaxonnent.

Ca ronfle, ça fume, ça dégaze - cela se passe partout et nulle part. Les yeux ont du mal à cerner un décor. La mer qui raconte autre chose que le fouillis de tuyaux, cheminées, cuves, citernes, parkings, bureaux, laboratoires, Algéco...

Et certains viennent pêcher là où l'usine rejette, se débarrasse. Insensibles à l'odeur.

Je pars au bout de deux heures, légèrement nauséeuse. Comment font les hommes qui viennent travailler là ? Chaque jour.

 

2 - Raconter l'usine, c'est raconter les hommes au travail. Les ouvriers, les manoeuvres, les soudeurs, les fraiseurs, les électriciens, les pousseurs de wagons... D'abord les usines de la sidérurgie, ensuite les autres usines. Celles d'Elf Atochem où j'ai travaillé, les centrales nucléaires à l'architecture performante, l'usine à maquereaux de Fécamp, les cimenteries et leurs essoufflements de poussière et les chantiers de montage - usine à ciel ouvert avec les hommes là-haut.

C'est chercher celles qui ont disparu du paysage. De mon paysage. Retrouver leur contour pour cerner leur contenant.

Raconter l'usine, c'est voir à quoi j'ai échappé, sans y avoir échappé vraiment.

 

1- J'aimerais débuter un travail sur le thème des usines. Les usines me fascinent mais que sont-elles devenues ? Où sont-elles ? C'est quoi l'usine, ici en France et ailleurs ?

M'approcher de ce lieu fort de l'enfance. L'ombre géante sur la petite ville. Wendel Sidelor devenue Arcelor Mittal à Amnéville-Gandrange.

L'usine du père, des frères, des grands-pères.

Un travail difficile qui donne l'argent. L'argent rapporté par les hommes.

L'éternité du travail - je le croyais. Comme beaucoup. Si la vie n'était pas facile au moins il y avait l'usine. Puis elles ont été effacées du paysage.

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4 - En octobre, je suis invitée par la librairie Géronimo à Metz - L'occasion de retourner à Amnéville et faire des photos d'Arcelor Mittal, là où le président Sarkozy a promis aux salariés et syndicalistes, ce qu'il ne pouvait légalement pas accorder. Avec son air convaincant (et convaincu) quand il se retrouve dans une assemblée virile.

Retourner dans la ville qui s'appelait Stalhleim quand elle fut allemande. Amnéville-les-Thermes depuis l'exploitation de la source d'eau soufrée. J'aimerais photographier encore une fois l'usine. Je ne suis pas loin d'écrire mon usine. Je l'ai visitée, dans les années 90 quand je projetais de tourner un court-métrage sur ma ville natale. Le film ne s'est pas fait (je n'ai pas l'énergie suffisante ou conviction pour mener jusqu'au bout le montage d'un film) mais cela m'a permis d'entrer dans l'usine et de visiter aussi les hauts-fourneaux d'Hayange (démontés depuis). J' ai rencontré un contre-maître qui m'a parlé de mon frère Ralph qui avait bossé là comme ouvrier (le mot bosser plutôt que travailler). J'étais émue car cela faisait des années que personne ne m'avait parlé de mon frère vivant.

L'usine le lieu des hommes. Je sens de plus en plus que mon obsession vient de ce désir d''être sur le terrain des hommes. Des frères et du père. Y réfléchir.

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5 - En 2007, j'étais en résidence à Berlin, invitée par la fondation Genshagen. J'y ai écrit un texte poétique Zurück bleiben pour raconter mon lien avec cette ville. Mon émotion. Et le texte m'a amené jusqu'à mon frère qui était ouvrier-monteur, il partait assez souvent en chantier en Allemagne de l'est. Il aimait l'ambiance de l'autre côté du mur.

J'ai eu plaisir à retrouver ce frère dans l'élan du texte.

Extrait :

Quartier est
ça défait
ça démonte
Le ciel quadrillé de rouille

Les immenses poutres des échaffaudages
découpées au chalumeau

Dans les bennes
des morceaux de la ville

Die stadt im entstehen
Die kräne im himmel
Le ciel fait de grues
Mon frère
Il faisait cela
monter des échafaudages
pour les pays de l’est

Pour gagner du fric
Mein bruder
bauarbeiter
im osten

Mon frère il aimait l’Allemagne de l’est
Les casques à pointe et les teutons
il disait comme ça des allemands

Il aimait les filles de là-bas
Die ostmädel
Il les disait faciles
Il avait l’argent facile
Geld für die mädel
Ils se payaient des filles
et tombaient parfois amoureux
c’est mieux que de tomber des échafaudages

Verliebt in die ostmädel

Oben
ganz oben
Auf den
hohen Gerüsten

Mein Bruder da oben

Hoch so hoch

Wer soll das bezahlen
Wer hat so viel geld

Les hivers
La ferraille qui gèle
ne pas toucher sans les gants
sinon la peau brûle
sur le fer froid

Et la trouille parfois

Die Angst
da hoben
c’est haut
avec un verre de trop

Mon frère il a construit
ce qui se déconstruit
maintenant
dans les quartiers est
eisengerüst
mein bruder da oben

Trink brüderlein trink
lass doch die sorgen
zu hause

Eisengerüste abgebaut
démontés
les échafaudages

Bois mon frère bois
Laisse les soucis à la maison

Mon frère
Il ne travaille plus sur les chantiers
zu alt geworden
jetzt steht er da unten

Früher war
es anders

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usinesDJung

7 - Sur le site, il lit surtout mes notes concernant les usines. Il avait écrit un texte dans ce sens, mais une erreur de manip l'a fait disparaître. Il m'a promis de le réécrire, pas l'énergie tout de suite, trop de colère contre l'effacement.

Dans sa vie, de nombreux voyages qu'il me raconte parfois - il en rapporte des carnets de voyage qui mêlent dessins et écriture. Ils sont très beaux.

Il regrette que pendant ses voyages, il n'ait pas photographié les usines, les lieux du travail. Il me parle notamment de la Chine et de l'Ukraine. Je le regrette aussi. Cet élan qui dirige l'objectif vers le beau. Quête de paradis.

Pourtant comme moi il trouve les usines fascinantes, quel autre adjectif utiliser pour raconter le paysage industriel. Beau ne convient pas - fascinant de volonté humaine. La capacité de l'homme à construire cela.

La géniale architecture des cheminées de refroidissement des centrales nucléaires. Frissonnement de peur aussi. Fascination.

Nous essayons aussi de parler des gens qui y travaillent. Lui fils de routier, moi fille d'ouvrier. Nous savons le travail qui met le pain sur la table. Nous vivons mieux que nos parents mais nous respectons le travail qu'ils ont fourni même si nous ne devons pas le magnifier. Ils ont été - le plus souvent - obligé de faire ce boulot.

Pourtant mon frère qui parlait si bien du métier de soudeur, de la soudure. Il faudra que je retrouve le vocabulaire qu'il utilisait.

Mon ami souligne que l'on ne dit plus trop usine mais site. Quelque chose de plus vague, de plus dispersé. Noyer l'humain dans un lieu indéfini. Un site doit être plus facile à faire disparaître qu'une usine. Le vocabulaire du libéralisme. Ce mot si proche de liberté avec seulement un isme (isthme) entre eux.

Et moi aussi j'ai ouvert mon site.

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cimenterieamneville

8 - Amnéville. La ville où je suis née. Invitée par la librairie Géronimo de Metz, cela me donne l'occasion de revoir une partie de ma famille et donc la ville. J'ai acheté un nouvel appareil photo, plus performant, mais que je ne maîtrise pas. Cela m'angoisse un peu. Difficile de faire des bonnes photos avec un outil qui ne nous est pas familier. Incertitudes sur ce qui se passe entre mon regard et l'appareil.

Arrivée la veille, sous un soleil exceptionnel, je décide de me lever tôt. Par la fenêtre je constate la présence d'un lourd brouillard humide. Je décide de photographier tout de même. Dehors il fait frais. En voiture, je me perds. La ville a beaucoup changé et le brouillard cache mes repères habituels. Je n'arrive pas à trouver l'usine, Arcelor-Mittal. Rien que du brouillard et une lumière sale - je ne trouve pas d'autres mots. Je reprends le volant, je tourne dans le coin : Gandrange, Rombas, Hagondange... rien à photographier. Je m'arrête vers la cimenterie. Quelques clichés dont celle affichée plus haut. L'usine se dérobe.

Le lendemain soleil à nouveau mais la journée est prise par un interview avec le Républicain Lorrain, journal local, et la visite de la famille. Puis la rencontre à la librairie. Je passe un bon moment et nous prenons le temps de boire un verre sur une terrasse au pied de la magnifique cathédrale de Metz. Une belle journée d'automne.

Ce matin, le réveil me surprend en plein rêve. Je me sens en forme mais la fenêtre m'annonce , qu'aujourd'hui encore, le brouillard fera obstacle à mes images. C'est un brouillard lourd qui ne se dissipe pas facilement. Alors je décide de mettre une photo en ligne et de consacrer du temps au site. Reculer le moment de faire des photos mais je sens bien que l'usine se dérobera à nouveau.

Il faudra donc revenir ?

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9 - Enfin la brume se dissipe. Il faut que j'aille faire des photos même si je dois repartir sur Lyon dans une heure. Et ma valise qui n'est pas faite, je dirais même qu'elle est totalement défaite. Cette capacité que j'ai à créer du désordre en un temps record. Toujours ce besoin du dedans dehors.

L'écriture a cela de merveilleux qu'elle met aussi mon dedans dehors mais de manière ordonnée.

Photos donc. Et toujours cet appareil dont je n'ai pas lu le mode d'emploi. Je fonction en mode automatique pour l'instant, mais quelque chose de gênant. Je suis habituée depuis plusieurs années à utiliser des petits numériques, celui-à avec son objectif pèse dans mes mains. D'ailleurs je prends, une fois sur deux, une photo penchée.

Lumière impeccable. Je prends à nouveau la cimenterie en photo. Avec pas mal de questions sur le choix du cadrage. Qu'est-ce que je veux photographier ? Une présence, d'accord. Mais esthétiser la vision ou la décontextualiser, c'est vouloir raconter quoi ? Je photographie l'usine comme une réminiscence de ma mémoire. Je ne photographie pas ce que je vois, mais je cherche à travers la photo à voir ce que ma mémoire ne parvient pas à dire. Sensation étrange. En tout cas, je passe un bon moment à tourner sur le terrain vague qui borde le bâtiment, on y construit des villas. Je pense au linge qui séchera dans la poussière de ciment.

Et ce que me dit A.D :

"La photo ne montre pas donc: elle donne un sac à la mémoire.
Comme avec les enfants, les plus jeunes. Pour leur faire prendre conscience de la matérialité de l'air, on les fait courir avec un sac en plastique qui se gonfle. Puis on capture, on palpe grâce au sac cet air qu'on ne peut voir. Voilà peut-être le rôle de certaines photos, de certains vers, de certaines phrases qui nous atteignent. Toucher ce qu'on ne voit pas."


Les ouvriers du bâtiment qui s'activent sur le toit, me regardent de temps en temps. J'hésite à leur faire signe. Une femme qui traîne sur les chantiers provoque de nombreux quiproquos. Je grimpe sur les buttes de terre, en quête d'un point de vue intéressant. Je m'écorche les mains aux chardons desséchés. Je glisse et me contorsionne douloureusement afin de protéger l'appareil photo. Puis je prends, saisis, grave l'usine. Celle de la cimenterie.

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ArclelorAmneville

10 - Lorsque je déplie le mot usine, me reviennent les images d'un documentaire où une femme ne veut pas retourner dans l’usine. Usine Wonder en juin 1968 à Saint Ouen, fin de la grève. Même si les grévistes ont obtenu des changements de la part de la direction, elle ne veut pas retourner dedans.Travail sale, répétitif et que même avec du mieux cela reste un avenir étroit.
Et qu’au fond d’elle, les jours si grands du présent de la grève. Le moment de dire non au destin, à sa classe, à la soumission au travail.
Quelque chose se pouvait.
Alors quelques dizaines de francs de plus à la fin du mois, quelques aménagements de poste, dix minutes de pause en plus restent une victoire médiocre face à l’éclaircie des jours de grève.
Les heures à parler, à écouter les syndicalistes, à manifester dans les rues et devant l’usine. Ces heures-là qui lui ont ouvert les yeux et maintenant l’usine, ce n’est plus possible.
Et retourner dans l’usine malgré les améliorations, c’est s’embourber. Perdre beaucoup. Elle veut du plus loin. Alors elle dit qu’elle n’y retournera pas. Elle ne rejoindra pas le flot des ouvriers et ouvrières qui vont retrouver l’usine.
Elle doit tenir ferme, quelque chose d’imprécis mais de fort. Entrer dans l’usine c’est trahir la femme qu’elle est devenue le temps des grèves. Le temps du non où elle a osé quitter son poste, défier la hiérarchie, refuser l’héritage, réclamer une autre vie, prendre le risque de perdre.
Impossible de retourner aux piles et la poussière noire.
Quelque chose ne suffit pas. Elle ne comprend pas que les autres puissent y retourner pour quelques francs de plus. Retourner se salir les mains à l’établi. Respirer l’air gras. Recommencer encore et encore les gestes. Il savoir finir une grève lui disent les syndicalistes. Il faut retourner dedans pour nourrir la famille.
Mais elle ne conçoit pas qu’il faille retourner dedans, qu’il faille savoir finir une grève. Elle veut mieux. Ne pas enterrer son avenir dans l’atelier sale.
Elle n’aurait donc le droit qu’a cela : réclamer quelques francs de plus.
Et sa voix se détache du groupe, comme elle aimerait se détacher d’eux pour continuer à voir plus loin. Loin de l’usine. Elle veut continuer la guerre. Pourquoi elle passerait sa vie dans cette boîte. Qui voudrait cela ? Ceux qui n’entrent pas ici ne peuvent pas savoir la journée entière dans le sale, dans le gras de la poussière, dans la répétition des gestes. Neuf heures par jour et parfois le samedi. Des heures où il ne se passe rien d’autre que la répétition des gestes.
Cette voix qui dit non, on ne sait pas ce qu’elle est devenue. Un documentaire a cherché vainement à la retrouver. Onaimerait savoir si sa vie a été à la hauteur de son non.
On aimerait… Mais elle a disparu. Elle est la femme qui ne veut pas y retourner

Après avoir écrit ce texte, j'ai cherché les traces de ce documentaire. On peut le visionner sur le site de Où va la CGT ? ici

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UsineFossurMer

11 - Un week-end dans la région de Port-Saint-Louis du Rhône et Fos-sur-mer en Carmargues. Tenter encore de prendre de l'usine en photo. Routes tristes qui éloignent plus qu'elles ne rapprochent. Arcelor Mittal s'impose dans le paysage. La même architecture massue, sombre, presque sans entrée que celle d'Amnéville. Enfant, je me demandais comment ils faisaient pour y entrer les travailleurs. Imaginant une antre rougeoyante qui s'ouvrait quand venait l'heure et se refermait derrière les trois fournées, celle du matin, de l'après-midi ou de la nuit. L'image d'un enfer. Il ne me serait pas venu à l'idée de m'en rapprocher. Et maintenant encore, cette difficulté à y voir de plus près. Ou bien me faut-il rester à la même distance que dans mon enfance pour en comprendre quelque chose ?

Ce week-end là, celui des morts, les nuages ont recouvert le paysage d'une lumière terne. Difficile de donner du contour à ce que je photographie. Je pourrais retoucher ensuite avec un logiciel, mais je ne maîtrise pas bien la technique des retouches. La crainte d'y perdre définitivement quelque chose. Je dois mettre dans le cadre ce que je ressens à l'instant où c'est pris. La quête du souvenir lointain qui s'inscrit dans le paysage d'aujourd'hui. C'est laborieux. C'est flou. Et m'oblige ici, à afficher quelque peu élogieuse pour la photographe.

Pourtant je ne dois pas me soustraire. Continuer à photographier ce qui se propose. Ce qui s'échappe. Ne pas inventer autre chose.

Mauvaise humeur devant l'ordinateur bien entendu. Ce n'est pas ça !

Heureusement, je retrouve en feuilletant mon carnet des mots dont j'ai oublié qui en est à l'origine mais qui surgissent à bonne escient : LA PERSEVERANCE DU CRABE.

C'est exactement, les mots qui conviennent à ces notes : marcher en crabe et persévérer.

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13 - Un jour j'ai vu l'usine. Un jour je suis sortie des limbes de l'enfance. L'usine, jusqu'alors, c'était la normalité des familles d'Amnéville. Amnéville que nous nous appelions encore les jours d'ennui : Stahlheim, foyer de l'acier - nom hérité de l'occupation allemande. Je vivais dans un ici qui ne savait rien, vraiment rien de l'ailleurs. Le seul imaginable est celui des contes de fées, irréel.

J'ai donc ouvert les yeux après avoir lu Germinal de Zola. Lecture imposée par l'école ou par le hasard de mes recherches dans la petite bibliothèque familiale. J'ai ouvert le livre et ne l'ai pas quitté de la journée, ni du soir. Le corps replié dans le divan de la salle à manger et la tête loin. Loin comme jamais aucun livre ne m'a emmenée. Je décille les yeux et la mémoire. J'entrouvre, pour la première fois, le livre de mon histoire.

Les Maheu sont devenus ma famille, encore maintenant je pense à eux et pleurs la mort de Catherine comme celle d'une grande soeur. Etienne Lantier a été le guide de ce jour de mon enfance, douze ans il me semble. Dans le livre, je découvre que je fais partie d'un monde beaucoup plus grand qu'Amnéville. J'appartiens au monde ouvrier. J'appartiens à la famille des humains qui donnent leur corps au travail. Des familles toujours à la surface de la misère. Des petites gens, nombreux, qui font vivre généreusement des gens moins nombreux et que l'on devrait remercier.

Je découvre aussi que l'histoire de ma famille peut entrer dans un livre, dans un roman. Je ne savais pas cela possible.

J'apprends que les ouvriers se révoltent parfois. Que les ouvriers refusent et que même s'ils perdent la bataille, il y a du mieux. Je découvre que l'on peut dire non à sa destinée et que cela demande du courage.

Dans Germinal, il y a mon histoire. Personne, ni mes parents, ni mes voisins, ni mes professeurs ne me l'ont racontée. Laissant seulement soupçonner qu'il pourrait y avoir autre chose pour moi que Stahlheim, en m'obligeant à travailler à l'école pour devenir quelqu'un de bien à l'âge adulte.

Peut-être qu'il y a eu des propos à la maison ou dans la salle de classe, mais je ne devais pas écouter. J'étais absente. Peut-être, est-ce la fiction qui m'a permis alors de me saisir de la réalité. J'entre dans le livre, et j'entre dans un texte qui parle de moi, de nous. Ce jour-là, je comprends que la littérature n'est pas une simple occupation.

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14 - Depuis la rencontre du Président Sarkozy avec les ouvriers d'Arcelor Mittal,  il y a plus d'un an le nom de Gandrange est devenu célèbre, alors qu'il reste un lieu assez flou pour moi, même si j'ai vécu pendant 17 ans dans la ville d'à côté. Gandrange est une ville traversée, une ville coincée entre la voie de chemin de fer, le site industriel, l'Orne et la nationale 52, mais la voilà associée aussi au voyage de noces d'un président, presque heureux d'être là au milieu des ouvriers pour annoncer la bonne nouvelle : Vous serez sauvés. Mon étonnant que certains aient pu y croire. La Lorraine depuis les années 70 habituée aux fausses promesses. Mais parfois, il ne reste que ça croire aux miracles. 

Le café de ma soeur La brasserie du stade, plus connu comme étant Chez Gaby - café ouvrier qui a longtemps accueilli ceux qui y vont et ceux qui en reviennent ... de l'usine, va encore perdre des clients. Déjà qu'ils vont dépenser leurs sous aux bandits manchots, les machines à sous du Casino construit sur les hauteurs à côté du crassier qui sert de belvédère à un restaurant panoramique et une piste de ski artificielle, la plus grande d'Europe. Une ville qui a longtemps vécu sur la manne des taxes professionnelles que le président va supprimer bientôt. 

C'est dans la salle des Machine à sous que j'ai vécu une scène qui devrait être le moteur de mon prochain livre, à défaut d'être un documentaire : rencontrant le directeur du Casino de l'époque, il me fait visiter la grande salle, celle des jeux nobles : roulettes, Black Jack .. puis l'autre salle avec des dizaines de machines à sous dont l'une fonctionne même à coups de 50 euros. Il m'explique qu'ici pas de décorum, on accepte les baskets et ces mots dans sa bouche : la salle du Tout venant.

Avec cette étrange coïncidence qui fait que le matin même, interviewant un ancien ouvrier, il me raconte mon grand-père poussant les wagons dans l'usine, celle-là même de Gandrange, poussant le Tout venant, le charbon non trié. Et ajoutant : un sale le boulot !

Deux moments de la journée qui viennent se percuter violemment dans ma tête autour d'un mot  le Tout venant, et qui renvoie la masse laborieuse à ce qu'elle a de plus méprisable. Un tout qui va et vient au bon gré des nécessités économiques, celui du Capital. Les ouvriers, les petites mains, les caissières des supermarchés, les plongeurs des restaurants chics, les femmes de ménage des chaines hôtelières, les corvéables, les intérimaires.... le Tout venant qui enrichit une petite part de notre société, peu nombreuse mais au pouvoir incontestable.

Ceux du travail déprécié, du travail déplacé, ceux des bas salaires, ceux qui doivent payer cash leur part à la crise qui continue pourtant à nourrir grassement les Parvenus.

Je sais que mon vocabulaire semble dater mais il ne suffit pas de dissoudre certains mots dans les grands discours  pour qu'ils n'aient plus de sens. Bien au contraire. Il suffit de les regarder bien en face, de les redire plusieurs fois, de leur redonner vie pour qu'ils nous donnent à voir ce que l'on a tenté de cacher, d'édulcorer. Remettons les sur le devant de la scène pour entendre ce qu'ils ont à raconter sur le présent.

Et puis zut, puisque je suis issue du peuple Tout venant, je veux  utiliser les mots qui me font du bien, qui me donnent du courage et qui permettent de m'extraire de la soi-disant complexité du monde qui ne pourrait être compris que par quelques nantis du savoir. Il est  grand temps que je m'attèle à ce livre. Il est grand temps que je me mette au boulot. 

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15 - Le lieu était bien choisi, au bord d'une rivière qui fera tourner la turbine électrique. Rue de la serre au bord de l'Abîme - La réalité est plus audacieuse que la fiction - Adamas, coopérative ouvrière diamantaire, s'est installée dans l'étroit du paysage en 1920 et cessera tout activité en 1960 par manque de diamant brut - le fournisseur sud-africain s'étant tourné vers d'autres tailleurs, en Inde notamment. 

L'homme qui nous fait visiter la friche, vit depuis longtemps ici. Son père a été directeur de la Coopérative. Il vit seul dans ce quartier que l'hiver semble ne jamais vouloir quitter, le froid entretenu par l'absence de soleil. Il a racheté l'appartement dans lequel il vit, au milieu des archives paternelles. Le bâtiment est vétuste mais il tient à rester là. Seul, sans voisin avec le froid humide qui n'incite pas à la visite.   

Traversant les ateliers poussiéreux que deux hommes vident à tour de bras, il me semble entendre le bruit infernal de la turbine, des tours qui mettent parfois deux jours à scier un diamant. Une centaine d'ouvriers qui choisissent, clivent, scient, équarissent, polissent la pierre précieuse. Ouvriers qui vivent dans les maisons qui jouxtent l'usine et qui vont se mouiller le gosier à la brasserie collée aux bâtiments. 

Je photographie ce qui va disparaître dans les cartons, s'éparpiller dans les pays où l'on peut encore utiliser les vieux tours. Un bout d'histoire est emporté ailleurs. Loin. Les gars qui déménagent ne savent pas grand chose, ils font leur boulot. 

Le tremblé de certaines de mes photos n'est pas dû qu'au froid. 

L'homme nous offre un thé dans sa petite cuisine. Quelque chose de triste. L'histoire  qui se meurt et l'inquiétude de voir s'éloigner une partie du patrimoine industriel.  Et l'homme qui aime ce lieu, cette région, avant de nous laisser partir, évoque un lieu-dit où il va se promener parfois, à quelques pas de chez lui et qui porte le nom de Sous - malheur. Oui, décidément la réalité a bien plus d'imagination que la fiction. 

 

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