Avant d'être un livre, c'était un fichier que j'ouvrais régulièrement. Fichier nommé d'abord Belle-mère puis Unité de vie. Fichier que j'essayais d'ouvrir avec régularité - ne pas perdre le fil du récit. Puis un jour, il y a le sentiment que le texte est fini ou pas loin. Relecture. Une longue année s'est écoulée. Envoi à un ou deux amis lecteurs, jamais plus. Ecouter leurs retours avec sérieux mais aussi de la distance. Se protéger. Puis envoyer le texte à l'éditeur. Long silence car l'attente est longue à ce moment-là. S'il dit oui, on peut passer à l'autre livre, s'il dit peut-être, il faudra retravailler. Retourner au labeur. S'il dit non, envisager un autre éditeur, pas si simple que cela. Cette fois-ci, c'est oui. Soulagement. Même une pointe d'enthousiasme dans la voix - c'est nouveau. Puis le manuscrit revient par la poste. Il faut corriger les épreuves. Terme délicieusement sadien. Un correcteur ramène à la norme, à la grammaire, à la syntaxe, à l'orthographe. Parfois je suis d'accord avec ce qui est proposé, parfois je dois résister. Oui cette virgule, je la veux exactement à cet endroit. Je relis, j'entérine, et mon texte devient une bien pauvre chose. Une chose à l'épreuve de la norme... Trop tard pour réécrire. Corriger, corriger, corriger.. Epreuve ! Mes maigres feuillets sont mis sous enveloppe et glissés directement dans la boite aux lettres de l'éditeur. Débarrassée. Puis, il y a la photo choisie pour la couverture qui arrive par mail. Je clique, j'ouvre et je m'étonne de la similitude du modèle avec la personne qui a inspiré mon personnage. Je suis émue. Le tas de feuillets redevient livre.
L'été du livre à Metz - Vendredi 5 juin. J'attends le chaland au stand 110. J'ai le vain espoir d'y croiser un ou une amie de l'époque où je fréquentais par intermittence le lycée Robert Schuman. Personne. Pour passer le temps je note les attitudes de ceux qui s'arrêtent devant ma pile de livres. D'abord deux collégiens qui collectionnent les autographes (au cas où nous serions ou deviendrions célèbres). Puis régulièrement, des gens passent, feuillettent mon livre, lisent la quatrième de couv', le reposent et me disent merci. Je réponds de rien, ce qui est l'expression la plus adaptée à la situation. Avant de s'éloigner, il jette un regard plus ou moins discret sur mon visage (vérifier à quoi ressemble une écrivain).
Une dame, la cinquantaine active, se souvient d'avoir lu un article sur mon livre dans le Républicain Lorrain. Me sourit et s'en va. Une femme âgée, habillée très chic mais la bouche pleine de chicots me demandent quand François Koltès sera là. Sa pile de livres jouxte la mienne, il sera présent dimanche. Je donne l'information à la dame qui trouve très embêtant son absence. Derrière moi, un auteur d'héroic fantasy passe énormément de temps à discuter avec des jeunes garçons passionnés. Je ne comprends rien à leur conversation. Sur le stand des auteurs auto-édités, beaucoup de monde.
Les ados feuillettent souvent Boire. La couverture très BD attire leur regard. L'absence de dessins à l'intérieur doit les décevoir car ils ne l'achètent pas. On me prévient que la lecture d'Une femme allemande aura lieu à la Librairie à 17h30. Il est 15h, je m'ennuie ferme. Quelqu'un me demande ce que je pense du livre de François Koltès. Je donne mon avis sur ce livre que j'ai lu et apprécié, il y a quelques mois. Je précise que je ne suis pas François Koltès. Cela ne fait rire personne. Malgré le whisky et le vin blanc bus avec l'incroyable Jean Favier ce midi (il va me décerner le prix Marianne dans quelques heures), je ne somnole pas. J'écris tout de même : au bout d'une heure, tout écrivain qui ne signe pas un livre, s'affaisse de 10 cm. Je m'interroge sur l'omniprésence des livres de Didier Decoin, presque une table pour lui tout seul. Serait-il mort ? Un homme très bronzé, chemise ouverte sur une croix dorée et un médaillon de la Vierge Marie achète mon livre, mais me prend pour une vendeuse. Une dame me salue, elle ressemble incroyablement à Marguerite Duras. Elle me demande si je suis de la famille d'Alfred Swiatly, avocat à la Chambre de Metz. Pour la cinquième fois aujourd'hui, je réponds non à cette question. La couverture blanche de la Fosse Ours résiste mal aux nombreux attouchements des visiteurs. Une dame me dit qu'elle aurait volontiers acheté mon livre s'il avait été écrit en allemand. Encore une fois, je dis : non, François Koltès ne viendra pas aujourd'hui. Une suite d'hommes cravatés avancent sous le crépitement des appareils photos. Je suppose l'arrivée du maire et ses adjoints. Yasmina Khadra (parrain du festival) les suis timidement). Un bel homme s'approche de moi, me sourit, lit mon nom sur le présentoir, s'excuse et s'éloigne en rougissant. Quelque chose vient de m'échapper. Jacques Fourès de la librairie Géronimo m'annonce qu'il va être temps de se rendre à la lecture. J'aurais vendu un livre et signé deux autographes (à des collégiens) en presque quatre heures. L'auteur d'héroic fantasy discute avec un nouveau groupe de jeunes. Il a l'air content.
Le papier résiste au livre. La page se courbe et c'est beau mais cela ne peut passer à la machine. Alors le texte patiente et la feuille rend l'eau sous la presse. La photo est belle, l'ensemble comme une sculpture et l'on voudrait presque garder la forme. En rester là. Le texte vivrait ailleurs. Finira bien par rendre le jus, ce papier, et le texte pourra s'imprimer en un gris mesuré. Livre d'artiste qui se vit dans la précision de la matière. Livre précieux qui m'impressionne moi qui trimballe le corné, le plié, le taché de mes textes dans le sac à main. Livres lus et relus pendant les rencontres et les ateliers. Livres rompus. Et celui-là qu'il faudra prendre avec des gants et peut-être agrandir le sac à main pour acceuillir le bel objet.
Dans le train, un vieux wagon avec le couloir sur le côté où l'on peut se tenir debout et regarder le paysage, le thème de mon prochain livre s'impose. Un livre sur le déplacement, peut-être l'errance. Des villes aussi s'imposent : Dresde, Binz dans les îles Rügen, Thionville, Port Louis, Mestre. Des villes que je connais et qui pour certaines me fascinent par leurs zones industrielles. Ce livre trouvera aussi sa source dans cette brève rencontre avec un stoppeur pris dans le Jura (déjà racontée sur ce site). Un homme d'une quarantaine d'années qui "voyageait" et m'a dit venir d'un pays qui n'existe plus : l'Allemagne de l'Est. Rencontre troublante et je m'étais posé de nombreuses questions. Quelle place donnée aux Allemands de l'Est dans la construction d'une Allemagne réunifiée ? Et ces 100 marks offerts en signe de bienvenu (acte d'allégeance au système libéral ?) et dont certains n'étaient pas dupes et avaient même ignoré. Leur donner la parole ? Ce train me ramène aussi aux nombreux voyages d'avant, quand il m'arrivait de passer douze heures coincées entre les portes du WC du wagon et mon sac à dos, traversée de l'Italie ou de l'Espagne. On pouvait fumer une cigarette dans le couloir, fenêtre entrouverte et qu'il fallait se coller à la vitre pour laisser passer un autre voyageur. Des voyages qui nous inscrivaient de manière particulière dans le temps et le paysage. Je me dis que celui qui n'a plus de pays d'origine peut errer longtemps à en chercher un autre. Je sais aussi que dans ce livre, on parlera de désir. Cet homme sans pays aimera l'amour, faire l'amour. Il a déjà un nom : Falco. Une voix annonce la proximité de la gare, je me prépare à descendre. Je suis légère et joyeuse, il en est souvent ainsi quand le prochain livre s'impose.