[le site de Fabienne Swiatly ]

La fumée bleutée d'une Gitane ou d'une Gauloise, les cigarettes que je ne fume plus.

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4 - En octobre, je suis invitée par la librairie Géronimo à Metz - L'occasion de retourner à Amnéville et faire des photos d'Arcelor Mittal, là où le président Sarkozy a promis aux salariés et syndicalistes, ce qu'il ne pouvait légalement pas accorder. Avec son air convaincant (et convaincu) quand il se retrouve dans une assemblée virile.

Retourner dans la ville qui s'appelait Stalhleim quand elle fut allemande. Amnéville-les-Thermes depuis l'exploitation de la source d'eau soufrée. J'aimerais photographier encore une fois l'usine. Je ne suis pas loin d'écrire mon usine. Je l'ai visitée, dans les années 90 quand je projetais de tourner un court-métrage sur ma ville natale. Le film ne s'est pas fait (je n'ai pas l'énergie suffisante ou conviction pour mener jusqu'au bout le montage d'un film) mais cela m'a permis d'entrer dans l'usine et de visiter aussi les hauts-fourneaux d'Hayange (démontés depuis). J' ai rencontré un contre-maître qui m'a parlé de mon frère Ralph qui avait bossé là comme ouvrier (le mot bosser plutôt que travailler). J'étais émue car cela faisait des années que personne ne m'avait parlé de mon frère vivant.

L'usine le lieu des hommes. Je sens de plus en plus que mon obsession vient de ce désir d''être sur le terrain des hommes. Des frères et du père. Y réfléchir.

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14 - Depuis la rencontre du Président Sarkozy avec les ouvriers d'Arcelor Mittal,  il y a plus d'un an le nom de Gandrange est devenu célèbre, alors qu'il reste un lieu assez flou pour moi, même si j'ai vécu pendant 17 ans dans la ville d'à côté. Gandrange est une ville traversée, une ville coincée entre la voie de chemin de fer, le site industriel, l'Orne et la nationale 52, mais la voilà associée aussi au voyage de noces d'un président, presque heureux d'être là au milieu des ouvriers pour annoncer la bonne nouvelle : Vous serez sauvés. Mon étonnant que certains aient pu y croire. La Lorraine depuis les années 70 habituée aux fausses promesses. Mais parfois, il ne reste que ça croire aux miracles. 

Le café de ma soeur La brasserie du stade, plus connu comme étant Chez Gaby - café ouvrier qui a longtemps accueilli ceux qui y vont et ceux qui en reviennent ... de l'usine, va encore perdre des clients. Déjà qu'ils vont dépenser leurs sous aux bandits manchots, les machines à sous du Casino construit sur les hauteurs à côté du crassier qui sert de belvédère à un restaurant panoramique et une piste de ski artificielle, la plus grande d'Europe. Une ville qui a longtemps vécu sur la manne des taxes professionnelles que le président va supprimer bientôt. 

C'est dans la salle des Machine à sous que j'ai vécu une scène qui devrait être le moteur de mon prochain livre, à défaut d'être un documentaire : rencontrant le directeur du Casino de l'époque, il me fait visiter la grande salle, celle des jeux nobles : roulettes, Black Jack .. puis l'autre salle avec des dizaines de machines à sous dont l'une fonctionne même à coups de 50 euros. Il m'explique qu'ici pas de décorum, on accepte les baskets et ces mots dans sa bouche : la salle du Tout venant.

Avec cette étrange coïncidence qui fait que le matin même, interviewant un ancien ouvrier, il me raconte mon grand-père poussant les wagons dans l'usine, celle-là même de Gandrange, poussant le Tout venant, le charbon non trié. Et ajoutant : un sale le boulot !

Deux moments de la journée qui viennent se percuter violemment dans ma tête autour d'un mot  le Tout venant, et qui renvoie la masse laborieuse à ce qu'elle a de plus méprisable. Un tout qui va et vient au bon gré des nécessités économiques, celui du Capital. Les ouvriers, les petites mains, les caissières des supermarchés, les plongeurs des restaurants chics, les femmes de ménage des chaines hôtelières, les corvéables, les intérimaires.... le Tout venant qui enrichit une petite part de notre société, peu nombreuse mais au pouvoir incontestable.

Ceux du travail déprécié, du travail déplacé, ceux des bas salaires, ceux qui doivent payer cash leur part à la crise qui continue pourtant à nourrir grassement les Parvenus.

Je sais que mon vocabulaire semble dater mais il ne suffit pas de dissoudre certains mots dans les grands discours  pour qu'ils n'aient plus de sens. Bien au contraire. Il suffit de les regarder bien en face, de les redire plusieurs fois, de leur redonner vie pour qu'ils nous donnent à voir ce que l'on a tenté de cacher, d'édulcorer. Remettons les sur le devant de la scène pour entendre ce qu'ils ont à raconter sur le présent.

Et puis zut, puisque je suis issue du peuple Tout venant, je veux  utiliser les mots qui me font du bien, qui me donnent du courage et qui permettent de m'extraire de la soi-disant complexité du monde qui ne pourrait être compris que par quelques nantis du savoir. Il est  grand temps que je m'attèle à ce livre. Il est grand temps que je me mette au boulot. 

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17 - main d'oeuvre jetable. Je regarde cette photo qui devrait raconter une manifestation  et semble cadrer un enterrement. Pourtant, il faisait beau ce jour-là à Saint-Claude. Je suivais la manif par conviction, par envie de prendre des photos, par envie de voir le visage de ceux qui font la ville. De ceux avec ou sans travail. Les habitants. Je voulais être de la manif  pour remplacer celle que je n'ai jamais faite en Lorraine avec les ouvriers de Gandrange (Arcelor Mittal), la manif que n'a jamais faite mon père ouvrier à Wendel Sidélor (Arcelor Mittal), celle que mon grand-père n'a sûrement jamais faite même s'il a sué  sang et eau dans le plus sombre de l'usine (Arcelor Mittal). Pas de culture syndicaliste ou militante dans la famille. Le haussement d'épaules comme seul mouvement d'humeur. Ma mère ne se mêlait pas du travail et du politique comme la majorité des femmes de l'époque. Elle gérait le quotidien,  comptait les sous. Avait son mot à dire, peut-être, je ne sais pas. Haussait également les épaules.

J'étais à la manif, il y a plus d'un mois. Aujourd'hui, les porteurs de drapeau étaient  installés à un rond-point à la sortie de la ville. Distribuaient des tracts. Les entreprises de plasturgie, souvent liées à l'industrie de la voiture, licencient, imposent le chômage partiel. Le tract exige en caractère gras le maintien des emplois, la défense de l'industrie du Haut Jura. J'ai stoppé la voiture, j'ai pris le tract, j'ai remercié. Concernée. Dans mes ateliers certains de leurs enfants racontent parfois, à demi-mots, le travail absent. Le manque d'argent. Pourtant leur fierté pendant les sorties, lorsqu'ils désignent du doigt un quelconque bâtiment et précisent que là, leur père  ou leur mère travaille. 

Je ne sais pas si, petite, je montrais du doigt l'usine. Ce n'était pas la peine, dans la rue tous les pères travaillaient dans le même lieu. D'ailleurs ceux dont les parents avaient un autre métier, commerçant ou enseignant, on sentait bien qu'ils étaient différents. Nous nous posions peu de questions sur le travail du père. C'est maintenant que je vais voir l'usine de près, questionner les origines sociales. Maintenant que je la montre du doigt.

Au rond-point, quand le gars m'a tendu le tract, a surgi en moi une question idiote. Douloureuse. Une question que je n'arrive pas à qualifier de défaitiste même si elle peut suggérer l'abandon de la lutte. Une question qui me rend triste mais qui ne me laisse pas tranquille : comment en est-on arrivé là ? Il me semble nécessaire de cerner ma part (notre part) de responsabilité dans ce qui arrive aujourd'hui. J'ai besoin de savoir à quel moment  j'ai collaboré à ce qui se passe. A quel moment, cela m'arrangeait aussi qu'il y ait de la main d'oeuvre jetable, loin d'ici. Une main d'oeuvre qui me  donnait l'impression d'être sur la voie de la richesse parce qu'un nouvel ordinateur, un voyage pas cher, de la sape à petit prix, des pâtes au saumon même en semaine. La richesse à portée de crédit. Il le faudra bien se questionner sur nos moments de  renoncement. Ne pas devenir des victimes, sinon  l'invention d'un autre monde ne sera pas possible et d'autres décideront pour nous. Pour leur seul bien.  Soudain je suis triste comme la photo qui se devait  d'être joyeuse et vibrante de vie. Mais être triste ce n'est pas renoncer. C'est mesurer en soi la portée d'un événement même si je sens bien que ma question est réductrice. C'est un début  pour cesser de tourner en rond. Et surtout. Oui surtout. Une question pour m'empêcher de hausser les épaules à mon tour. 

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