Je quitte la ville et à cet instant-là, je ne sais rien en dire. Rien à écrire. Comme après un long voyage à l'étranger. On retrouve le lieu des habitudes, les amis posent des questions et ce que l'on dit est d'une banalité affligeante. Mémoire immédiate qui ne sait pas dire ce qui a été ressenti. Ce qui a été transformé. C'est comme s'il me fallait oublier d'abord pour que les images fortes reviennent. Et ça reviendra. L'écriture s'infiltrera dans les différentes strates de la mémoire.
Je pourrai écrire avec et contre la mémoire. La fiction s'installera en moi et je trouverai les mots justes. Alors ce soir je range les cartons, je trie les photos, je relis les notes. J'accepte qu'il n'y ait rien de particulier à dire de ces cinq mois passés à Saint-Claude. Rien de particulier pour l'instant, seulement ce temps du partir, du quitter. Ce temps où il faut savoir s'abandonner.
Choisir d'être à Port Saint-Louis pour la nouvelle année. Je tourne dans la ville, autour de la ville ... Dans le plat du paysage camarguais, les cheminées des usines, les citernes et les tuyaux des raffineries échappent difficilement au regard ou alors il faut sérieusement leur tourner le dos, mais reviendront à la charge les odeurs soufrées. Si le port de plaisance tente de se donner des airs insouciants de marina, il semble surtout vouloir dissimuler les nombreux immeubles bon marché des autres quartiers. C'est cette cohabitation complexe de la mer, des marais salants, de la faune et de l'industrie qui me fascine et m'amène à venir ici régulièrement. Et je peux marcher avec une même exaltation le long des routes soumises au trafic des camions que sur les chemins sableux qui mènent à la mer ou aux étangs. Ce matin dans le souffle du mistral et la lumière précise du soleil, j'ai pu mieux photographier l'imposante friche d'une ancienne rizerie. Sur une plaque, on peut lire : Uniriz - riz du soleil levant. FIC : compagnie franco-indochinoise. Le lieu est à l'abandon alors s'efface ici, lentement, les traces d'un passé du labeur. Je le vis avec une certaine violence. Comme si on envoyait aux remblais tous ceux qui ont donné leur temps, leurs corps à cette entreprise. Je ne cherche pas à magnifier le travail mais il faut pourtant bien raconter la vie des silencieux. Alors dans le désordre des pierres, des ordures, des portes arrachées, je me suis engouffrées appareil à la main. Le vent agitait bruyamment la carcasse du bâtiment et j'étais excitée et anxieuse à la fois. En Lorraine aussi, les traces ont été ensevelies, rasées et c'est sur un ancien crassier que les touristes viennent jouer aux machines à sous.
Prendre en photo un enfant sur une balançoire. Un enfant qui passe sa journée dans mon jardin. Rien d'extraordinaire. Pourtant l'enfant est en confiance. Il rit. N'exige rien d'autre que mes bras qui poussent, qui arrêtent, qui le font tourner. Et quelque chose m'émeut terriblement à cet instant. Je sens qu'il mémorise ce que nous partageons. Il me voit. Il est à l'âge des premiers mots, des premières phrases qui prennent forment. Depuis quelques temps il parle. Parle avec nous, avec moi. Ne se contente plus de dire non. Autour de nous l'herbe est très verte. Odorante. Omniprésente. Gavée d'eau. Je sais que la mémoire imprime mieux les images quand les mots sont accessibles. Je sens que comme moi, il imprime quelque chose du maintenant. Nous partageons le même instant. J'espère avoir l'âge, un jour, de lui en parler. De lui demander : quel est ton premier souvenir de moi ? Mais peut-être est-ce moi qui aurai oublié. Peut-être est-ce une mauvaise idée. En tout cas, son rire me donnait l'envie de le pousser encore plus haut.