Invitée à La Maison de la poésie de Paris à parler (discuter, commenter, illustrer ...) de la procrastination, un terme érudit un peu à la mode, mais pourquoi pas - remettre à demain ce qu'on peut faire le jour même - j'ai dit oui. Puis le trac. Dire quoi ? Alors je sollicite mon camarade illustrateur, imprimeur, éditeur, Yves Olry : Illustrer mon propos journalier concernant la procrastination. Il est partant. J’écris. Il dessine. Depuis le 1er novembre, je lui envoie chaque jour une phrase, un proverbe, une référence, un souvenir. Le défi tenir 365 jours. Ma préférée du moment : Les vieux procrastinent à mort ! Au delà de l’exercice de style, je me suis interrogée sur ma propre capacité à remettre à demain. Et je dois admettre que je remets à demain tout ce qui concerne la commande du livre. Le livre pour lequel j'ai eu une bourse d'écriture... Sinon j'écris régulièrement : des textes pour mon site, pour les restitutions en fin de résidence, pour des compagnies de théâtre, pour les lectures publiques, pour les ateliers... rarement avec le sentiment d'évitement. Mais le livre m'encombre, c'est l'expression exacte. Cette chose qu'il faut écrire, certes, mais qu'il faut ensuite envoyer aux éditeurs, puis attendre leur retour, puis attendre que cela soit imprimé, puis attendre la rentrée littéraire de septembre ou celle de janvier, puis attendre que cela excite tel média ou telle librairie ... Attendre et se retrouver le plus souvent sur le bas côté. Entamer la traversée du désert avec quelques vivifiantes oasis. Le livre. Le contenant de la littérature ? Le contenant de la pensée ? Objet. Alors en attendant de l'écrire ce livre, je fais vibrer ailleurs mes textes. En attendant de produire du papier prêt à pilonné, je mets en mouvement d'autres flux. Je remets à demain le livre et je dis mon aujourd'hui. Ici. Je me mets en ligne. ©illustrationYvesOlry
Opération bénigne du genou mais qui déclenche chez moi, une panique difficile à expliquer aux autres. Chaque fois que l'on m'anesthésie, je suis persuadée que je vais mourir. Pas un simple sentiment mais une certitude. J'ai beau relire le Saut en parachute de Georges Perec dans le recueil Je suis né - Un hymne à la confiance - je panique. Alors je harcèle les infirmières comme quoi on m'a promis un calmant dès mon arrivée. Ce sentiment de panique annihile en rien ma capacité d'observation,heureusement. Épuisement d'un lieu commun. Et si je retrouve l'esthétique hygiéniste, nécessaire mais tellement rude pour l'imaginaire, des chambres d’hôpitaux, ce qui me semble avoir changé depuis mon opération en 2008, c'est que, hormis le chirurgien, tous les membres de l'équipe médicale ne sont pas français : une infirmière anglaise, une autre roumaine, une aide-soignante polonaise et un anesthésiste qui me parle avec un bel accent de l'Est. Je me dis que l'Europe c'est ça, être entourée et soignée par des étrangers. Je sais qu'ils sont embauchés parce que moins regardant sur les salaires et les horaires. Mais cela me plaît malgré tout. Comme on approche du moment crucial de l'endormissement, l'anesthésiste tente de me rassurer et moi je pleure. Sans bruit, juste des lourdes larmes qui glissent du coin de mes yeux jusqu'à mes oreilles et que je ne prends pas la peine d'essuyer. Il me dit que mes larmes provoquent ses larmes à lui, et qu'il aime pleurer car son regard plutôt bleu va virer au vert. Il me dit : c'est beau les yeux vert clair, non ? Je n'ai pas le temps de lui répondre que mes yeux - que je dois à un mélange de sang polonais, allemand et russe - virent également au vert quand ils baignent dans les larmes. Je n'ai le temps de rien. Je disparais et me réveille deux heures plus tard. Vivante. Larmes de joie cette fois-ci. Je ne suis pas morte. J'ai ressuscité d'entre les angoissés - pour l'instant. J'espère que l'anesthésiste aux yeux clairs n'a pas fini son service. J'aimerais savoir d'où il vient exactement. Je m'intéresse à l'Europe, moi !
C'est un tissu acheté à Emmaüs de la Motte Servolex. Un tissu épais aux finitions soignées. Deux paires de rideaux avec imprimé sur le liseré : Romanex, garanti Boussac - modèle Bamako, grand teint lavable. Un tissu créé dans les années 50. Un tissu catalogué vintage, cette nouvelle terminologie pour dire que c'est ancien mais à la mode. Huit euros la paire qui pourrait largement se revendre cinquante, c'est ça le vintage. Bien que n'ayant nul besoin de rideaux, je les ai achetés. Sur la table du salon, ils sont posés. J'ai cherché l'histoire de la manufacture Boussac qui raisonnait de manière familière à mes oreilles, de mémoire me revenaient les mots : affaires, Christian Dior, licenciement, Afrique. Je cherche et trouve un article qui résume bien la vie de l'affairiste Marcel Boussac. Milieu aisé, soutien familial (financier) qui permet de se lancer dans le business. La première guerre mondiale qui profite : masques à gaz et tentes militaires. Connivences avec les politiques. Une deuxième guerre mondiale où il sait tisser des liens avec Vichy tout en s'attirant la sympathie des alliés. Recyclage de la toile d'avion en chemise, pantalon ... Rachat du journal l'Aurore où il chroniquera sous le nom de M. Dupont des articles qui attaquent l’État dilapideur. Décolonisation qui met à mal le trust, mais pour autant il ne veut pas licencier. Il finira par vendre le tout aux frères Willot qui renverront les salariés de Boussac pleurer dans leur tee-shirt. Sur la table du salon j'ai déplié le tissu. Je suis émue. Pourquoi ? Je n'en sais rien. Des fantômes qui tentent de me raconter quelque chose du passé. Quelque chose dont je ne comprends pas le sens exact. J'ai écarté le tissu mais derrière, il fait encore nuit. J'imagine les ouvriers qui ont donné vie à ce tissu et que seul le nom de Boussac reste. Les mains fantômes.
Je bute sur la réalité. Je ne sais plus les mots nécessaires. Je ne sais plus la nécessité des mots. Je ne sais plus… mais est-ce bien grave ? Veux pas en rajouter. Veux pas désespérer. Veux rester solide. Veux pas être avalée par les sables mouvants. Veux croire que lire, veux croire que partager, veux croire que la poésie, veux croire que faire ensemble ... Veux croire que j'ai la force encore. Veux croire que cela va cesser tout ce mépris et surtout la méprise. Veux croire que mon prochain n'a pas tant de haine. Veux croire que les pauvres ne seront pas les ennemis des plus pauvres. Veux croire que demain ce sera une avancée. Veux croire que les mains tendues sont des mains ouvertes. Veux croire qu'ils retrouveront du courage. Veux croire que demain, veux croire que demain, veux croire que demain ... je ne vais pas perdre toutes mes forces. Veux croire qu'un éclat de rire finira par déchirer l'épais manteau. Veux croire que nous redresserons la nuque et nous dirons : je ne sais pas ce qu'il faut faire, mais je ne ferai pas n'importe quoi pour autant. Veux croire que nous serons plus forts que cette désespérance qui nous fait replier derrière nos écrans. Veux croire, veux croire, veux croire et je l'écris et je l'écris. Veux croire sans être obligée d'inventer des dieux. Veux croire parce que je peux m'émouvoir encore de cette force qui me traverse et qui se nomme vie. Veux croire que dehors ne sera pas seulement un territoire hostile. Veux croire que nous pouvons faire encore ensemble. Veux croire que l'émerveillement est ce qui nous met debout chaque matin et pas seulement la nécessité des ordres donnés. Veux croire qu'ils ne supporteront plus d'assassiner leur propre peuple. Veux croire que l'étranger a des histoires à nous raconter. Veux croire qu'ils défendront le corps des femmes violées. Veux croire qu'ils cesseront de nous distraire avec des émissions humiliantes. Veux croire qu'il aura envie d'autre chose que des rires glacés. Veux croire que la pisse du sportif ne sera plus le centre du monde. Veux croire que la mer transportera encore des corps vivants. Veux croire que bienvenu ne sera pas un mot désuet. Veux croire que la difficulté ne nous rendra pas impuissant. Veux croire que nous sommes encore capables de faire un pas même si la pensée est lourde. Veux croire qu'à l'enfant on offrira des rêves sans lui marcher sur les pieds. Veux croire que l'argent amassé deviendra sable entre leurs doigts stupides. Veux croire qu'ils renonceront à nous traiter d'incapables parce qu'on arrivera à leur faire peur. Veux croire qu'ils aiment leurs enfants pas seulement parce qu'il sont signes de prospérité. Veux croire que j'aurai la force d'écrire des livres comme des crachats sur leur mépris. Veux croire que je suis encore forte. Veux croire que le silence n'est pas une impossibilité de vivre en dehors des autres. Veux croire que ma vieillesse est une aventure personnelle et pas un investissement pour chercheurs d'or gris. Veux croire que l'enthousiasme ne permet pas seulement de passer dans un jeu télévisé. Veux croire qu'ils ouvriront enfin le bouton de leurs costards de jeune communion. Veux croire que s'appeler Jodee, Zaïre, Espérance, Hanan.. provoqueront sur nos corps des frissons de curiosité. Veux croire que la courbe de consommation ne sera pas le seul indice de nos zones de plaisir. Veux croire que des films se tourneront, des livres s'écriront, des œuvres s'inventeront. Veux croire que la jeunesse ne se contentera pas d'être du sourire dans une publicité. Veux croire que la complexité du monde n'est pas une crampe à mon imaginaire. Veux croire que les femmes se serviront de leurs talons hauts pour frapper ceux qui les regardent comme des idiotes. Veux croire que nous relirons encore et encore de la poésie. Veux croire que mes seins sauront s'émouvoir d'un main caressante. Veux croire que mon sexe restera une prairie humide. Veux croire que l'amour ne regardera que ceux qui s'aiment. Veux croire qu'on s'ennuiera à lire leurs pubs et qu'ils ne s’en rendront pas compte tout de suite. Veux croire qu'on se roulera dans la boue comme dans un bon vieux festival. Veux croire qu'on aura toujours honte de repousser un enfant qu'il tende la main ou pas. Veux croire que nous nous baignerons dans des eaux libres. Veux croire que mon enfant ne me regardera pas comme un poids dans son budget. Veux croire que la couleur de la peau est une possibilité de colorer le monde. Veux croire que sur Google le mot esprit nous proposera autre chose qu'une marque de fringue. Veux croire … (travail en cours ... Forcément)
Tenir tête à la désespérance et lire des phrases ou des histoires qui font du bien, mais je ne lis pas cela. je n'y parviens pas. Je lis Victor Klemperer, je lis L’œuf du serpent d'Ingmar Bergman, je lis des articles de fond sur la terrible nuit à Cologne, je vois le fusil pointé par cet homme vers les manifestants qui soutiennent les migrants de Calais (les pauvres remontés contre les pauvres), j'écoute le vain débat sur les 35 heures sans que personne ne parvienne à réinventer une nouvelle façon de partager le travail. Et nos vies semblent liées, affreusement, à la seule courbe du pouvoir d'achat. Venir au monde et se battre pour son pouvoir d'achat ... ? Alors j'ai du mal à écrire. J'ai du mal à prendre des photos. Malgré le réchauffement climatique quelque chose de gelée en moi et lorsque une sensation plus chaude vient me remuer, elle est souvent empreinte de tristesse. Il est des cadavres que je ne parviens pas à enterrer. Sur un carnet j'ai inscrit Zone de distraction. Quelque chose qui pourrait s'écrire sur cette inépuisable possibilité de se distraire dans une absence totale de ritualisation. Seul.e devant son écran on peut se gaver de films, documentaires, jeux en coupant court sur les génériques. S'absenter de la réalité tout en s'y frottant tous les jours. Les réseaux sociaux participent aussi à cette ambiguïté. Dans le village où je vis, ce que je sais de Calais, de Lampedusa, des bidonvilles français, de la colère des agriculteurs, des anti-uber m'arrivent par internet mais à l'épicerie, au bout de l'impasse, dans la salle commune de la mairie, dans la salle d'attente du médecin ... ces événements ne sont jamais nommés. On se salue et le plus souvent, on parle de l'absence de neige. Pourtant nous portons bien cette même boule au ventre ? Celle que le dessinateur Luz nomme Ginette dans son formidable livre Catharsis. Livre où il ose la faire exister. Il lui parle. Il lui donne une forme, incertaine et laide, mais bien réelle. J'aimerais y arriver. Arriver à nommer ce qui chez moi n'est pas une boule mais une épaisse brume grise qui plombe ma capacité à rêver et surtout à agir. Les textes que je lis s'inscrivent dans la période après la crise boursière de 29, ce qui n'est pas la même situation que maintenant (quoique), mais le point commun se situe dans une forme de dépression collective, de paupérisation de la classe moyenne et de haine (peur) de l'étranger. Une angoisse difficile à cerner à l'époque mais, impossible d'y échapper sauf à se mettre collectivement en mouvement pour réagir. Serrer les rangs. Beaucoup le feront mais ils ne prendront pas une juste direction. Nous le savons maintenant car nous avons compté leurs victimes. Ce matin, alors que la lumière est si belle dehors, je tente de donner un nom à cette brume qui m'envahit et c'est le mot impuissance qui me vient. Quand je lui aurai trouvé un petit nom, quand j'aurai trouvé le moyen d'en rire et quand je la reconnaitrai chez d'autres gens alors peut-être parviendrons-nous à entrer en action et à tenir tête à ceux qui n'ont plus que la haine pour se sentir exister. Peut-être. Dessins©Luz
Mammo est un joli mot à prononcer pourtant vient aussitôt s'y greffer l'autre mot : cancer. Passer une mammographie (tous les deux ans - même si des articles très sérieux remettent en question le dépistage systématique) c'est se retrouver torse nu dans une petite pièce (bien chauffée cette fois-ci) face à deux femmes, une manipulatrice radio et une stagiaire. C'est entrer dans le sas entre l'avant et l'après. Après l'examen quelque chose va peut-être foutre le bordel dans mon quotidien. Là tout de suite, cancer du sein est encore une fiction même si plusieurs amies atteintes. Mon dos est raide, mon cou est raide, je réponds par monosyllabe. La manipulatrice a les mains chaudes cette fois-ci. Elle place d'abord mon sein gauche dans l'étau de la machine à radiographier, serre. ça fait mal. Je me tais. Il faut que ça aille vite. Arrêtez de respirer. Mon sein est un bout de viande entre ses mains. Laid. Susceptible de contenir une bombe à retardement. A chaque fois que les deux femmes chuchotent en regardant l'écran, ma bouche se crispe. ça me vieillit. Sein droit, sein gauche. Elles consultent le radiologue dans une autre pièce, il demande une vue localisée sur le sein gauche. L'étau est plus petit mais plus douloureux. J'ai des larmes discrètes. Puis le radiologue demande une échographie complémentaire. Je chasse le doute et la peur, je reste dans le sas. La vérité c'est pour après. Je m'allonge sur la table de consultation, le radiologue m'enduit la poitrine de gel et passe la sonde. J'ai mal au sein gauche. Il passe, repasse, vérifie sur l'écran et enfin : Tout est parfait. Vous avez les seins très fibreux, mais tout est ok. J'ai failli ajouter : Pour l'instant. Trajet retour en voiture. Toujours silencieuse, radio éteinte. Je suis de l'autre côté du sas. Je suis dans l'après. Le cancer est une fiction. Je me sens soulagée et bizarre à la fois. A un rond-point, j'évite de justesse une voiture. Pourquoi ai-je une telle peur du cancer du sein alors que je risque si souvent ma vie en voiture ? ©photofabienneswiatly