Une de mes photos préférées. Sans retouches. Une photo qui me donne à penser au travail du Caravage. Dans ses tableaux, il savait mettre la tragédie au centre. Ici, l'autre offre quelque chose de lui sans le savoir. Une main puissante qui se loge dans une nuque fragile. Photo sensible car ce même homme quelque mois plus tard tournera le dos à notre histoire, définitivement, car sa vie sera ailleurs. Sur cette même nuque, lors de notre dernière rencontre, je poserai un baiser furtif mais il ne se retournera pas. L'histoire est finie. A ce moment-là, il ne présume en rien de la béance qu'il vient de creuser en moi. Je me croyais à l'abri de ces puérils sentiments. Je suis quelqu'un de raisonnable. Au-dessus de ça. Ce ça qui me fera, bien vite, osciller entre le plus mauvais des romans de gare et les grandes tragédies classiques. Au-dessus de ça - pourtant dans un Relay de la gare de l'Est, je lirai l'horoscope d'un quelconque magazine dit féminin pour savoir s'il reviendra un jour. Renouons ainsi avec les phrases magiques de l'enfance : si je ne touche pas les lignes du trottoir, j'aurais une bonne note en dictée. Et je me souviens d'avoir envoyé le texte de la Fulgurance du geste, qui parle d'amour, à une amie poétesse dont la réponse fut sans équivoque : Pas pour moi. Parler d'amour, parler de chagrin d'amour serait-ce vulgaire ? Thème bien plus présent dans les chansons populaires que dans les textes littéraires (il me semble). Je crains pour la première fois de trop m'exposer. D'être ridicule. Alors que j'ai écrit des textes parfois très crus ou très violents. Je regarde à nouveau la photo, je voudrais faire entrer l'homme dans une fiction. Faire en sorte, que l'homme réel devienne très vite un étranger. L'oublier pour mieux me souvenir. Et me dire qu'avoir été aimée, c'est déjà beaucoup. Je pense des choses raisonnables mais ouvre au hasard un livre de la bibliothèque comme j'ouvrirais un livre de divination : Va-t-il me regretter ? Et le hasard, sans aucune tricherie, me donnera à lire un extrait de Quarante cerf-volants de la poétesse arménienne Salpy Baghdasssarian (éd. Des Lisières) : Seule la brise / peut écarter deux fleurs / et laisser voir / la petite fleur blottie.