Coudre des jours. C'est en lisant Lucarnes de Jeanne Bastide aux éditions l'Amourier que j'ai découvert cette expression liée à la broderie, alors j'ai eu envie à mon tour de coudre des jours dans un carnet. Ralentir le temps, occuper mes mains et penser. Penser à ceux qui s'échouent sur les plages d'Europe, de Turquie, ceux que l'on nomme migrants. Bien sûr il y a l'urgence et il faut soutenir une association, aider financièrement, manifester, offrir un gîte ... mais il y a aussi écrire sur ça, autour de ça, à partir de ça pour que ça devienne visage, nom, prénom, pays, histoire. Alors le vocabulaire de la couture et de la broderie comme une porte possible : fil, chaîne, nœud, embue, point de soutien ... Tissu. Tissu social. Trames et lisières. Mêler du langage tout en cousant grossièrement, mais sérieusement des fils dans un carnet rouge. Ralentir le flux d'informations pour comprendre mieux et parvenir à se situer dans le temps présent. Ne pas devenir folle. Ne pas désespérer. Et se souvenir que sur la carte d'identité, jusqu'à l'âge de 12 ans, il était écrit réfugiée polonaise. Je n'ai pas vécu le drame de ceux qui fuient la guerre, les dictatures et la misère, mais tout de même. C'est à l'intérieur de moi. Alors la lenteur du point, le fragile du fil, relire les articles et noter ce qui semble important. Relier le tout. Points de suture. Coudre des jours pour éviter la panique : " Regarde-les donc bien, ces apatrides, toi qui as la chance de savoir où sont ta maison et ton pays, toi qui à ton retour de voyage trouves ta chambre et ton lit prêts, qui as autour de toi les livres que tu aimes et les ustensiles auxquels tu es habitué. Regarde-les bien, ces déracinés, toi qui as la chance de savoir de quoi tu vis et pour qui, afin de comprendre avec humilité à quel point le hasard t'a favorisé par rapport aux autres. Regarde-les bien, ces hommes entassés à l'arrière du bateau et va vers eux, parle-leur, car cette simple démarche, aller vers eux, est déjà une consolation ; et tandis que tu leur adresses la parole dans leur langue, ils aspirent inconsciemment une bouffée de l'air de leur pays natal et leurs yeux s'éclairent et deviennent éloquents." VOYAGES Stefan Zweig