6 - Inscrit sur le carnet noir : lister pour neutraliser le mot usine. Et depuis des listes sur les lieux qui ont marqué : Port de bouc - Fos-sur-mer - Bolloré papier à Thonon - Le Tricastin - Vielle la Gironde - Elf Atochem - Cimenterie de Rombas (je retiens plus facilement le nom de la ville accolée que celui de l'entrepreneur). Souvenirs aussi des usines vues dans les films ou documentaires (l'usine Wonder avec l'ouvrière qui ne veut pas y retourner après la grève). Liste aussi des métiers qui me viennent à l'esprit : ajusteur, soudeur, électricien, chauffeur, fraiseur, ouvrier spécialisé, monteur...
Ingénieur et directeur qui ne parviennent pas à entrer dans la liste. En dehors de l'usine. Secrétaire non plus. Alors la question s'impose : de quelles usines je veux parler ? De quelles fonctions ? M'éloigner de l'usine familiale ?
Ouvrir mon champs de réflexion, alors une autre liste s'impose : quels lieux de travail peuvent de nos jours se rapprocher de l'idée d'une usine. Les hypermarchés ne sont-ils pas des usines à commerce ?
Tout l'intérêt des listes est de se confronter à ce que notre mémoire a gardé (a décidé de garder). Puis se rapprocher de son sujet et découvrir une nouvelle motivation à son écrit.
Nourrie des textes de Georges Perec et des Notes de chevet de Sei Shonagon, j'ai toujours trouvé reposant et très instructif, de faire des listes : des noms de rue de ma ville natale aux derniers instants vécus avec ceux qui sont morts.
3 - Tôt le matin, je pars faire des photos du port pétrolier de Lavéra - Martigues. Il est à peine huit heure mais l'odeur est insupportable. Lourde, tenace. Je n'ose imaginer ce que cela donnera dans quelques heures avec la chaleur de l'après-midi. Je longe les grillages, intrigue les camionneurs qui me klaxonnent.
Ca ronfle, ça fume, ça dégaze - cela se passe partout et nulle part. Les yeux ont du mal à cerner un décor. La mer qui raconte autre chose que le fouillis de tuyaux, cheminées, cuves, citernes, parkings, bureaux, laboratoires, Algéco...
Et certains viennent pêcher là où l'usine rejette, se débarrasse. Insensibles à l'odeur.
Je pars au bout de deux heures, légèrement nauséeuse. Comment font les hommes qui viennent travailler là ? Chaque jour.
2 - Raconter l'usine, c'est raconter les hommes au travail. Les ouvriers, les manoeuvres, les soudeurs, les fraiseurs, les électriciens, les pousseurs de wagons... D'abord les usines de la sidérurgie, ensuite les autres usines. Celles d'Elf Atochem où j'ai travaillé, les centrales nucléaires à l'architecture performante, l'usine à maquereaux de Fécamp, les cimenteries et leurs essoufflements de poussière et les chantiers de montage - usine à ciel ouvert avec les hommes là-haut.
C'est chercher celles qui ont disparu du paysage. De mon paysage. Retrouver leur contour pour cerner leur contenant.
Raconter l'usine, c'est voir à quoi j'ai échappé, sans y avoir échappé vraiment.
1- J'aimerais débuter un travail sur le thème des usines. Les usines me fascinent mais que sont-elles devenues ? Où sont-elles ? C'est quoi l'usine, ici en France et ailleurs ?
M'approcher de ce lieu fort de l'enfance. L'ombre géante sur la petite ville. Wendel Sidelor devenue Arcelor Mittal à Amnéville-Gandrange.
L'usine du père, des frères, des grands-pères.
Un travail difficile qui donne l'argent. L'argent rapporté par les hommes.
L'éternité du travail - je le croyais. Comme beaucoup. Si la vie n'était pas facile au moins il y avait l'usine. Puis elles ont été effacées du paysage.
Dix jours que mon site est en ligne et la question d'un ami m'obsède : tu l'écris pour qui ? Et la seule réponse que je trouve : pour être lu. Ce qui est guère différent d'un chantier livre. Sauf qu'avec un livre, on n'est jamais certain qu'il sera publié.
Ill ne s'agit pas de remplacer le livre en écrivant sur le net mais d'offrir aux lecteurs le chantier ouvert de l'écriture. De donner à lire ce qui se cherche, tâtonne et qui, chez moi, existait et existe encore dans les carnets : la prise de notes. Une manière d'écrire différente du journal (d'ailleurs je ne tiens pas de journal). Je n'y arrive pas - un sentiment de dégoût au bout de deux trois semaines m'empêche de le poursuivre. Donc je collectionne un certain nombre de tentatives de journaux.
Et l'envie aussi d'explorer à ma façon un territoire qui permet d'écrire avec des entrées différentes et d'y mêler la voix des lecteurs attentifs voire complices. Pas sous la forme d'un forum qui vire trop vite au Café du commerce, mais de proposer une insertion ici ou là.
Ecrire sur un site offre ce territoire excitant de l'écriture immédiatement accessible tout en prenant le risque de donner à lire ce qui n'est pas achevé. Ce qui n'est pas passé et repassé sur l'établi.
Partager des tentatives. Oui, décidément, tentative est un mot qui me convient car il convoque l'envie de réussir tout en soulignant l'aspect délicat du là - maintenant. Comme pendant les lectures à voix haute qu'il ne faut pas trop préparer au risque de perdre la fragile présence du corps. François Bon en parle très bien sur son site.
Donc un site comme lieu de tentative d'écriture.
Une vingtaine de jours que le site est ouvert. J'y pense tout le temps avec pour obsession que cela fasse sens. Et en même temps l'envie d'écrire sans réfléchir. Ne pas revenir sur les textes écrits sauf pour les fautes d'orthographe (ah ! le mot de faute pour qualifier des erreurs) et parfois quelques précisions ajoutées ou petits resserrements de phrases. Et le sentiment d'une multitude de chantiers qui pourraient s'ouvrir ici.
Visite du site des autres. Voir la fréquence des mises à jour. Regarder s'ils sont là. Comme l'on viendrait rendre visite à un ami dans son appartement : je suis passée et tu n'étais pas là. Oui sur certains sites, beaucoup d'absence.
Regardez quel angle d'écriture a été choisi. Préférer que les écrivains parlent d'écriture et de littérature plutôt que de politique ou préférer qu'ils utilisent la littérature pour dire la politique. Un peu fatiguée des commentaires sur tel ou tel événement.
Découvrir des nouveaux auteurs, des nouveaux lieux. Découvrir avec surprise que l'on parle parfois de moi ou de l'un de mes livres.
Un monde qui s'est agrandi autour de l'écrire et du faire écrire.
Puis - se demander si cela ne reste pas trop à la surface - avoir envie de creuser encore mais quoi exactement - quelque chose de la surface justement. Avancer comme sur l'étendu lisse d'un étang gelé. J'écris cela sans savoir exactement ce que je cherche à dire. Creuser encore ou glisser. Glisser sur le lisse du temps jusqu'à y rencontrer un arbre. L'écriture parfois me devance et je dois me lire et me relire pour que surgisse l'idée d'un texte.
Ces mots-là comme note d'aujourd'hui.
Dernière mise à jour vendredi 2 octobre notamment avec les notes - ici
7 - Sur le site, il lit surtout mes notes concernant les usines. Il avait écrit un texte dans ce sens, mais une erreur de manip l'a fait disparaître. Il m'a promis de le réécrire, pas l'énergie tout de suite, trop de colère contre l'effacement.
Dans sa vie, de nombreux voyages qu'il me raconte parfois - il en rapporte des carnets de voyage qui mêlent dessins et écriture. Ils sont très beaux.
Il regrette que pendant ses voyages, il n'ait pas photographié les usines, les lieux du travail. Il me parle notamment de la Chine et de l'Ukraine. Je le regrette aussi. Cet élan qui dirige l'objectif vers le beau. Quête de paradis.
Pourtant comme moi il trouve les usines fascinantes, quel autre adjectif utiliser pour raconter le paysage industriel. Beau ne convient pas - fascinant de volonté humaine. La capacité de l'homme à construire cela.
La géniale architecture des cheminées de refroidissement des centrales nucléaires. Frissonnement de peur aussi. Fascination.
Nous essayons aussi de parler des gens qui y travaillent. Lui fils de routier, moi fille d'ouvrier. Nous savons le travail qui met le pain sur la table. Nous vivons mieux que nos parents mais nous respectons le travail qu'ils ont fourni même si nous ne devons pas le magnifier. Ils ont été - le plus souvent - obligé de faire ce boulot.
Pourtant mon frère qui parlait si bien du métier de soudeur, de la soudure. Il faudra que je retrouve le vocabulaire qu'il utilisait.
Mon ami souligne que l'on ne dit plus trop usine mais site. Quelque chose de plus vague, de plus dispersé. Noyer l'humain dans un lieu indéfini. Un site doit être plus facile à faire disparaître qu'une usine. Le vocabulaire du libéralisme. Ce mot si proche de liberté avec seulement un isme (isthme) entre eux.
Et moi aussi j'ai ouvert mon site.
Elle a 16 ans, un corps de femme aux rires d'enfant. Cet âge que je n'ai pas aimé avoir. Elle regarde l'écran de l'ordinateur par dessus mon épaule. Je travaille sur le site. Les photos l'intéressent, mais elle s'étonne que je mette en ligne des photos ratées. Elle nomme raté ce que je vois comme un flou expressif (une hésitation de l'image). Je lui dis cela, elle hausse vaguement les épaules. Quelque chose de ridiculement précieux dans mon propos, je le sens bien.
Puis elle me dit : pourquoi tu fais ça ?. Non ce n'est pas exact, elle dit : pourquoi tu fais TOUT ça ? Quelque chose dans la voix qui exprime le doute. Tant d'énergie donnée pour un si maigre résultat.
Je ne dis rien. J'ai déjà exprimé ma difficulté à justifier un travail qui s'impose sans que je sache exactement pourquoi. Souvent j'ai envie de répondre, parce qu'il le faut bien. Est-ce une réelle impuissance à trouver une réponse juste ou une forme de paresse intellectuelle ? Une paresse qui me fait aimer les notes, le bref, les fragments. Suis-je incapable de creuser ma pensée ?
Et puis ce TOUT dans sa question. Comme si elle s'inquiétait que je fasse TOUT un monde avec des mots. A-t-elle peur que je m'oublie sur l'écran ? Dans l'écran ? Ce Tout qui est si peu par rapport au travail que j'aimerais mener.
J'imagine combien il doit lui être étrange de me voir passer plusieurs heures devant l'écran. L'écran qui semble vouloir aspirer celui qui se tient devant.
Pourquoi je fais TOUT ça ? Aurait-elle aimé que je dise : pour toi. A-t-elle une place dans mon site ? Parler d'elle, en fait l'objet, le sujet, mais est-ce de ça dont elle a besoin. Peut-être qu'elle voudrait que tourne la tête, que je la regarde. Que je me dégage de l'écran et des mots. Que je la regarde vraiment, ailleurs que sur l'écran. Elle ne veut pas être seulement une photo floue ou ratée. Elle qui a 16 ans et un corps de femme aux rires d'enfant.
11 - Un week-end dans la région de Port-Saint-Louis du Rhône et Fos-sur-mer en Carmargues. Tenter encore de prendre de l'usine en photo. Routes tristes qui éloignent plus qu'elles ne rapprochent. Arcelor Mittal s'impose dans le paysage. La même architecture massue, sombre, presque sans entrée que celle d'Amnéville. Enfant, je me demandais comment ils faisaient pour y entrer les travailleurs. Imaginant une antre rougeoyante qui s'ouvrait quand venait l'heure et se refermait derrière les trois fournées, celle du matin, de l'après-midi ou de la nuit. L'image d'un enfer. Il ne me serait pas venu à l'idée de m'en rapprocher. Et maintenant encore, cette difficulté à y voir de plus près. Ou bien me faut-il rester à la même distance que dans mon enfance pour en comprendre quelque chose ?
Ce week-end là, celui des morts, les nuages ont recouvert le paysage d'une lumière terne. Difficile de donner du contour à ce que je photographie. Je pourrais retoucher ensuite avec un logiciel, mais je ne maîtrise pas bien la technique des retouches. La crainte d'y perdre définitivement quelque chose. Je dois mettre dans le cadre ce que je ressens à l'instant où c'est pris. La quête du souvenir lointain qui s'inscrit dans le paysage d'aujourd'hui. C'est laborieux. C'est flou. Et m'oblige ici, à afficher quelque peu élogieuse pour la photographe.
Pourtant je ne dois pas me soustraire. Continuer à photographier ce qui se propose. Ce qui s'échappe. Ne pas inventer autre chose.
Mauvaise humeur devant l'ordinateur bien entendu. Ce n'est pas ça !
Heureusement, je retrouve en feuilletant mon carnet des mots dont j'ai oublié qui en est à l'origine mais qui surgissent à bonne escient : LA PERSEVERANCE DU CRABE.
C'est exactement, les mots qui conviennent à ces notes : marcher en crabe et persévérer.