Appelons ce moment interlude. Ce mot signifie-t-il encore quelque chose pour les jeunes d'aujourd'hui ? L'interlude, c'était ce long moment entre deux émissions de télé ou pendant une interruption du programme. De la musique pas dérangeante, des images sans saveur, ennuyeuses. Parfois un petit train avec son rébus qu'il fallait résoudre. C'était long, mais on préférait rester devant l'écran plutôt que partir ailleurs, s'occuper autrement. Rester devant l'ennuyeux et le sans saveur pour ne surtout pas rater le moment où cela reprendrait. Le retour à. La suite de. L'excitant redémarrage du cours des choses.
Interlude. Je me sens dans l'interlude de la semaine. Je n'ai aucun rébus à proposer.
Je relis Danièle Collobert, Antonin Arthaud, Grisélidis Réal, Violette Leduc et me demande comment faire entrer la nécessaire colère de ces auteurs pour que surgisse leur vouloir dire à eux. Ne pas être un professeur de substitution. Et en même temps, la différence culturelle que je sens comme un territoire à nommer et aussi un obstacle. Le nom de Dieu qui peut surgir dans leur texte, très loin de moi. En faire un sujet ? Et leur histoire familiale qui les ramène à Haïti, Maroc, Tunisie, Algérie, France, Vénissieux, banlieue - puisque c'est devenu un lieu commun. Un autre sujet qui risque de les enfermer toujours dans la même histoire. Je me sens dans un étrange entre deux : m'emparer de ou abandonner. Demain, je les retrouve avec M. qui a écrit : J’ai la dalle et je me demande ce que je fous là à écrire. Depuis ce matin, je suis heureux, j’ai envie de m’envoler vers une victoire. Regardez où je suis, car ce n'est pas là où il faut être.
L'étrange moment de la séparation d'avec le groupe en formation. On a passé plusieurs jours ensemble à apprendre, désapprendre, à inventer, à recréer, à douter, à questionner. Regroupement d'individus qui forment une entité vivante qui est dite le groupe. Ce groupe-là n'existera que le temps de la formation, ne se reformera jamais plus. D'où, l'hésitation au moment du départ. Retenir ce qui a existé. Mais déjà l'un doit prendre le train, l'autre récupérer des enfants. Je m'attarde avec quelques uns devant la porte, je suis la formatrice. Retenir l'instant. Ceux-là fument. Le tabac sent bon. J'ai envie de partager ce moment de la cigarette, aspirer le présent en quelques bouffées. J'ai envie, très envie de cette cigarette. Je me retiens, dix ans sans tabac. Ne pas tout gâcher. Et puis trop chers les cigarettes, trop reléguées à l'extérieur des lieux publics. Alors je me sauve. Je m'éloigne. Voilà, c'est fini. Je suis contente, on a fait du bon boulot. Mais comme un vide. Reste à trainer un peu, fatiguer le corps en marchant vite. Puis chez soi, mettre de la musique fort. Très fort. Se servir un verre, et réfléchir déjà à ce que l'on proposera l'an prochain. Inventer la prochaine session. Surtout ne pas allumer la radio, ne pas lire les mails. Garder, un moment encore, le monde à l'extérieur. Danser pour soi seule. Oui, on fait du bon boulot.
Je termine parfois mes ateliers par une séance de photos. Une manière de conclure. D'illustrer. Ici une image d'une série sur une classe de 3ème. Pas toujours facile de les photographier à cet âge. Jouer avec le groupe. Les uns qui tournent le dos et celui que l'on appelle regarde l'objectif. La photo comme une autre trace de la rencontre. Avec cette classe du lycée Casanova à Givors, un portrait de chacun sur le thème : Fragments de moi parmi les autres. Le moment de la prise me permet de les découvrir différemment. Souvent, je les croise à la table, avec ce que l'écriture dicte à leur posture. Celui-là qui paraissait timide devant la feuille, se tient bien droit devant l'objectif. Celle qui osait parler d'elle avec les mots, se cache derrière ses camarades par peur de l'appareil. Image de soi. J'aimerais les amener à photographier eux aussi. Associer texte et image sans que cela soit gadget. Je ne sais pas encore faire. J'y arriverai. L'envie (un de mes mots préférés).
Laboratoire. C'est le mot pour qualifier le travail que nous menons avec les dix acteurs compagnons du NTH8, Anne de Boissy - comédienne, Géraldine Berger - performeuse et moi-même. Recherche sur le corps, les mots, la littérature autour d'un même thème : vertige. Stimulant. Une grande chance de pouvoir vivre cela. Un vrai espace de travail qui permet d'aller chercher ce que l'on ne sait pas encore. Mettre en commun des sensations, des clichés, des certitudes,des doutes et poser les bases d'un travail théâtral. Un grand luxe de temps, d'espace pour chercher ce que l'on ne connait pas, du moins sous cette forme là. Et le propos d'Antoine Emaz lu dans Cambouis qui soutient "Il faut maintenir les conditions d'une absolue liberté d'écrire, tant pour les formes que pour les forces; cela ne veut pas dire écrire n'importe quoi n'importe comment, cela veut dire obéir à la nécessité interne du poème, et pas à d'autres contraintes. Et tant pis si le poème ressasse ou à l'inverse désoriente : nécessité fait loi. Le poète reste aveugle sur ce qui vient; il ne peut prévoir ce qu'il faut écrire. Surtout, il ne doit pas se caler sur ce qu'il a écrit et formater un produit consommable, labellisé"
Madame la misère écoutez le tumulte
Qui monte des bas-fonds comme un dernier convoi
Traînant des mots d'amour avalant les insultes
Et prenant par la main leurs colères adultes Afin de ne les perdre pas
Ce sont des enragés qui dérangent l'histoire
Et qui mettent du sang sur les chiffres parfois
Comme si l'on devait toucher du doigt pour croire
Qu'un peuple heureux rotant tout seul dans sa mangeoire Vaut bien une tête de roi
Madame la misère- Léo Ferré